Sous les pieds, un
troupeau
de jaloux quadrupedes,
Le museau releve, tournoyait et rodait;
Une plus grande bete au milieu s'agitait
Comme un executeur entoure de ses aides.
Le museau releve, tournoyait et rodait;
Une plus grande bete au milieu s'agitait
Comme un executeur entoure de ses aides.
Baudelaire - Fleurs Du Mal
O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,
Sur ses myrtes infects entre tes noirs cypres?
ALLEGORIE
C'est une femme belle et de riche encolure,
Qui laisse dans son vin trainer sa chevelure.
Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,
Tout glisse et tout s'emousse au granit de sa peau.
Elle rit a la Mort et nargue la Debauche,
Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,
Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecte
De ce corps ferme et droit la rude majeste.
Elle marche en deesse et repose en sultane;
Elle a dans le plaisir la foi mahometane,
Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins,
Elle appelle des yeux la race des humains.
Elle croit, elle sait, cette vierge infeconde
Et pourtant necessaire a la marche du monde,
Que la beaute du corps est un sublime don
Qui de toute infamie arrache le pardon;
Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,
Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,
Elle regardera la face de la Mort,
Ainsi qu'un nouveau-ne,--sans haine et sans remord.
UN VOYAGE A CYTHERE
Mon coeur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
Et planait librement a l'entour des cordages;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivre du soleil radieux.
Quelle est cette ile triste et noire? --C'est Cythere,
Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
Eldorado banal de tous les vieux garcons.
Regardez, apres tout, c'est une pauvre terre.
--Il des doux secrets et des fetes du coeur!
De l'antique Venus le superbe fantome
Au-dessus de tes mers plane comme un arome,
Et charge les esprits d'amour et de langueur.
Belle ile aux myrtes verts, pleine de fleurs ecloses,
Veneree a jamais par toute nation,
Ou les soupirs des coeurs en adoration
Roulent comme l'encens sur un jardin de roses
Ou le roucoulement eternel d'un ramier
--Cythere n'etait plus qu'un terrain des plus maigres,
Un desert rocailleux trouble par des cris aigres.
J'entrevoyais pourtant un objet singulier;
Ce n'etait pas un temple aux ombres bocageres,
Ou la jeune pretresse, amoureuse des fleurs,
Allait, le corps brule de secretes chaleurs,
Entre-baillant sa robe aux brises passageres;
Mais voila qu'en rasant la cote d'assez pres
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches
Nous vimes que c'etait un gibet a trois branches,
Du ciel se detachant en noir, comme un cypres.
De feroces oiseaux perches sur leur pature
Detruisaient avec rage un pendu deja mur,
Chacun plantant, comme un outil, son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture;
Les yeux etaient deux trous, et du ventre effondre
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
Et ses bourreaux gorges de hideuses delices
L'avaient a coups de bec absolument chatre.
Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupedes,
Le museau releve, tournoyait et rodait;
Une plus grande bete au milieu s'agitait
Comme un executeur entoure de ses aides.
Habitant de Cythere, enfant d'un ciel si beau,
Silencieusement tu souffrais ces insultes
En expiation de tes infames cultes
Et des peches qui t'ont interdit le tombeau.
Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes!
Je sentis a l'aspect de tes membres flottants,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes;
Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
J'ai senti tous les becs et toutes les machoires
Des corbeaux lancinants et des pantheres noires
Qui jadis aimaient tant a triturer ma chair.
--Le ciel etait charmant, la mer etait unie;
Pour moi tout etait noir et sanglant desormais,
Helas! et j'avais, comme en un suair epais,
Le coeur enseveli dans cette allegorie.
Dans ton ile, o Venus! je n'ai trouve debout
Qu'un gibet symbolique ou pendait mon image.
--Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon coeur et mon corps sans degout!
REVOLTE
ABEL ET CAIN
I
Race d'Abel, dors, bois et mange:
Dieu le sourit complaisamment,
Race de Cain, dans la fange
Rampe et meurs miserablement.
Race d'Abel, ton sacrifice
Flatte le nez du Seraphin!
Race de Cain, ton supplice
Aura-t-il jamais une fin?
Race d'Abel, vois tes semailles
Et ton betail venir a bien;
Race de Cain, tes entrailles
Hurlent la faim comme un vieux chien.
Race d'Abel, chauffe ton ventre
A ton foyer patriarcal;
Race de Cain, dans ton antre
Tremble de froid, pauvre chacal!
