Contre un gigantesque remous
Qui va chantant comme les fous
Et pirouettant dans les tenebres;
Un malheureux ensorcele
Dans ses tatonnements futiles,
Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,
Cherchant la lumiere et la cle;
Un damne descendant sans lampe,
Au bord d'un gouffre dont l'odeur
Trahit l'humide profondeur,
D'eternels escaliers sans rampe,
Ou veillent des monstres visqueux
Dont les larges yeux de phosphore
Font une nuit plus noire encore
Et ne rendent
visibles
qu'eux;
Un navire pris dans le pole,
Comme en un piege de cristal,
Cherchant par quel detroit fatal
Il est tombe dans cette geole;
--Emblemes nets, tableau parfait
D'une fortune irremediable,
Qui donne a penser que le Diable
Fait toujours bien tout ce qu'il fait!
Baudelaire - Fleurs Du Mal
L'HEAUTONTIMOROUMENOS
A. J. G. F.
Je te frapperai sans colere
Et sans haine,--comme un boucher!
Comme Moise le rocher,
--Et je ferai de ta paupiere,
Pour abreuver mon Sahara,
Jaillir les eaux de la souffrance,
Mon desir gonfle d'esperance
Sur tes pleurs sales nagera
Comme un vaisseau qui prend le large,
Et dans mon coeur qu'ils souleront
Tes chers sanglots retentiront
Comme un tambour qui bat la charge!
Ne suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie,
Grace a la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord?
Elle est dans ma voix, la criarde!
C'est tout mon sang, ce poison noir!
Je suis le sinistre miroir
Ou la megere se regarde.
Je suis la plaie et le couteau!
Je suis le soufflet et la joue!
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau!
Je suis de mon coeur le vampire,
--Un de ces grands abandonnes
Au rire eternel condamnes,
Et qui ne peuvent plus sourire!
L'IRREMEDIABLE
I
Une Idee, une Forme, un Etre
Parti de l'azur et tombe
Dans un Styx bourbeux et plombe
Ou nul oeil du Ciel ne penetre;
Un Ange, imprudent voyageur
Qu'a tente l'amour du difforme,
Au fond d'un cauchemar enorme
Se debattant comme un nageur,
Et luttant, angoisses funebres!
Contre un gigantesque remous
Qui va chantant comme les fous
Et pirouettant dans les tenebres;
Un malheureux ensorcele
Dans ses tatonnements futiles,
Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,
Cherchant la lumiere et la cle;
Un damne descendant sans lampe,
Au bord d'un gouffre dont l'odeur
Trahit l'humide profondeur,
D'eternels escaliers sans rampe,
Ou veillent des monstres visqueux
Dont les larges yeux de phosphore
Font une nuit plus noire encore
Et ne rendent
visibles
qu'eux;
Un navire pris dans le pole,
Comme en un piege de cristal,
Cherchant par quel detroit fatal
Il est tombe dans cette geole;
--Emblemes nets, tableau parfait
D'une fortune irremediable,
Qui donne a penser que le Diable
Fait toujours bien tout ce qu'il fait!
II
Tete-a-tete sombre et limpide
Qu'un coeur devenu son miroir
Puits de Verite, clair et noir,
Ou tremble une etoile livide,
Un phare ironique, infernal,
Flambeau des graces sataniques,
Soulagement et gloire uniques,
--La conscience dans le Mal!
L'HORLOGE
Horloge dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit: _Souviens-toi!_
Les bivrantes Douleurs dans ton coeur plein d'effroi
Se planteront bientot comme dans une cible;
Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse;
Chaque instant te devore un morceau du delice
A chaque homme accorde pour toute sa saison.
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote: _Souviens-toi!_--Rapide, avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit: Je sais Autrefois,
Et j'ai pompe ta vie avec ma trompe immonde!
_Remember! Souviens-toi!_ prodigue! _Esto memor!_
(Mon gosier de metal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folatre, sont des gangues
Qu'il ne faut pas lacher sans en extraire l'or!
_Souviens-toi_ que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, a tout coup! c'est la loi.
Le jour decroit; la nuit augmente, _souviens-toi!_
Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.