Qui des Dieux osera, Lesbos, etre ton juge,
Et condamner ton front pali dans les travaux,
Si ses balances d'or n'ont pese le deluge
De larmes qu'a la mer ont verse tes ruisseaux?
Et condamner ton front pali dans les travaux,
Si ses balances d'or n'ont pese le deluge
De larmes qu'a la mer ont verse tes ruisseaux?
Baudelaire - Fleurs Du Mal
Pour engloutir mes sanglots apaises
Rien ne me vaut l'abime de ta couche;
L'oubli puissant habite sur ta bouche,
Et le Lethe coule dans tes baisers.
A mon destin, desormais mon delice,
J'obeirai comme un predestine;
Martyr docile, innocent condamne,
Dont la ferveur attise le supplice,
Je sucerai, pour noyer ma rancoeur,
Le nepenthes et la bonne cigue
Aux bouts charmants de cette gorge aigue
Qui n'a jamais emprisonne de coeur.
A CELLE QUI EST TROP GAIE
Ta tete, ton geste, ton air
Sont beaux comme un beau paysage;
Le rire joue en ton visage
Comme un vent frais dans un ciel clair.
Le passant chagrin que tu froles
Est ebloui par la sante
Qui jaillit comme une clarte
De tes bras et de tes epaules.
Les retentissantes couleurs
Dont tu parsemes tes toilettes
Jettent dans l'esprit des poetes
L'image d'un ballet de fleurs.
Ces robes folles sont l'embleme
De ton esprit bariole;
Folle dont je suis affole,
Je te hais autant que je t'aime!
Quelquefois dans un beau jardin,
Ou je trainais mon atonie,
J'ai senti comme une ironie
Le soleil dechirer mon sein;
Et le printemps et la verdure
Ont tant humilie mon coeur
Que j'ai puni sur une fleur
L'insolence de la nature.
Ainsi, je voudrais, une nuit,
Quand l'heure des voluptes sonne,
Vers les tresors de ta personne
Comme un lache ramper sans bruit,
Pour chatier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonne,
Et faire a ton flanc etonne
Une blessure large et creuse,
Et, vertigineuse douceur!
A travers ces levres nouvelles,
Plus eclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma soeur!
LESBOS
Mere des jeux latins et des voluptes grecques,
Lesbos, ou les baisers languissants ou joyeux,
Chauds comme les soleils, frais comme les pasteques,
Font l'ornement des nuits et des jours glorieux,
--Mere des jeux latins et des voluptes grecques,
Lesbos, ou les baisers sont comme les cascades
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds
Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,
--Orageux et secrets, fourmillants et profonds;
Lesbos, ou les baisers sont comme les cascades!
Lesbos ou les Phrynes l'une l'autre s'attirent,
Ou jamais un soupir ne resta sans echo,
A l'egal de Paphos les etoiles t'admirent,
Et Venus a bon droit peut jalouser Sapho!
--Lesbos ou les Phrynes l'une l'autre s'attirent.
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Qui font qu'a leurs miroirs, sterile volupte,
Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,
Caressent les fruits murs de leur nubilite,
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austere;
Tu tires ton pardon de l'exces des baisers,
Reine du doux empire, aimable et noble terre,
Et des raffinements toujours inepuises.
Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austere.
Tu tires ton pardon de l'eternel martyre
Inflige sans relache aux coeurs ambitieux
Qu'attire loin de nous le radieux sourire
Entrevue vaguement au bord des autres cieux;
Tu tires ton pardon de l'eternel martyre!
Qui des Dieux osera, Lesbos, etre ton juge,
Et condamner ton front pali dans les travaux,
Si ses balances d'or n'ont pese le deluge
De larmes qu'a la mer ont verse tes ruisseaux?
Qui des Dieux osera, Lesbos, etre ton juge?
Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?
Vierges au coeur sublime, honneur de l'archipel,
Votre religion comme une autre est auguste,
Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel!
--Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleur,
Et je fus des l'enfance admis au noir mystere
Des rires effrenes meles au sombre pleur;,
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre,
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Comme une sentinelle, a l'oeil percant et sur,
Qui guette nuit et jour brick, tartane ou fregate,
Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur,
--Et depuis lors je veille au sommet de Leucate
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,
Et parmi les sanglots dont le roc retentit
Un soir ramenera vers Lesbos qui pardonne
Le cadavre adore de Sapho qui partit
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!
De la male Sapho, l'amante et le poete,
Plus belle que Venus par ses mornes paleurs!
--L'oeil d'azur est vaincu par l'oeil noir que tachette
Le cercle tenebreux trace par les douleurs
De la male Sapho, l'amante et le poete!
--Plus belle que Venus se dressant sur le monde
Et versant les tresors de sa serenite
Et le rayonnement de sa jeunesse blonde
Sur le vieil Ocean de sa fille enchante;
Plus belle que Venus se dressant sur le monde!
--De Sapho qui mourut le jour de son blaspheme,
Quand, insultant le rite et le culte invente,
Elle fit son beau corps la pature supreme
D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiete
De Sapho qui mourut le jour de son blaspheme.
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,
Et, malgre les honneurs que lui rend l'univers,
S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente
Que poussent vers les deux ses rivages deserts.
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!
FEMMES DAMNEES
A la pale clarte des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout impregnes d'odeur,
Hippolyte revait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.
Elle cherchait d'un oeil trouble par la tempete
De sa naivete le ciel deja lointain,
Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tete
Vers les horizons bleus depasses le matin.
De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L'air brise, la stupeur, la morne volupte,
Ses bras vaincus, jetes comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beaute.
Etendue a ses pieds, calme et pleine de joie,
Delphine la couvait avec des yeux ardents,
Comme un animal fort qui surveille une proie,
Apres l'avoir d'abord marquee avec les dents.