--<< Non, madame,
repondit
finement le poete, car elles sont, en effet,
tres bonnes, mais seulement la premiere fois qu'on en mange.
tres bonnes, mais seulement la premiere fois qu'on en mange.
Baudelaire - Fleurs Du Mal
Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,
il se trouva desservi par sa fierte, sa delicatesse, par le meilleur de
lui-meme.
Baudelaire habitait dans l'ile Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
vieil et triste hotel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
nostalgiques. Il avait choisi la un appartement compose de plusieurs
pieces tres hautes de plafond et dont les fenetres s'ouvraient sur le
fleuve qui roule ses eaux glauques et indifferentes au milieu de la vie
morbide et fievreuse. Les pieces etaient tapissees d'un papier aux
larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles etaient
antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
invitaient a la reverie. Aux murs des lithographies et des tableaux
signes de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
alors, mais que se disputeraient aujourd'hui a coups de millions les
princes de la finance americaine.
Au temps de Baudelaire, c'est-a-dire vers le milieu du dix-neuvieme
siecle, l'ile Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
regnait a travers ses rues et ses quais a certaines villes de province
ou l'on va nu-tete chez le voisin, ou l'on s'attarde a bavarder au
seuil des maisons et a y prendre le frais par les beaux soirs d'ete a
l'heure ou la nuit tombe. Artistes et ecrivains allaient se dire
bonjour sans quitter leur costume d'interieur et flanaient en neglige
sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement deserts que
c'etait une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumiere.
Un jour, Baudelaire, coiffe uniquement de sa noire chevelure, prenait
un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de delicieuses
pommes de terre frites qu'il prenait une a une dans un cornet de
papier, lorsque vinrent a passer en caleche decouverte de tres grandes
dames amies de sa mere, l'ambassadrice, et qui s'amuserent beaucoup a
voir ainsi le poete picorer une nourriture aussi democratique. L'une
d'elles, une duchesse, fit arreter la voiture et appela Baudelaire.
--<< C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez la?
--Goutez, madame, dit le poete en faisant les honneurs de son cornet de
pommes de terre frites avec une grace supreme. >>
Et il les amusa si bien par ce regal inattendu et par sa conversation
qu'elles seraient restees la jusqu'a la fin du monde.
Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
salon d'une vieille parente a elle, lui demanda si elle n'aurait pas
l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.
--<< Non, madame, repondit finement le poete, car elles sont, en effet,
tres bonnes, mais seulement la premiere fois qu'on en mange. >>
Cette petite anecdote racontee par les historiens du poete est devenue
classique; mais nous n'avons pu resister au plaisir de la repeter ici.
Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissee par son pere
avait ete devoree rapidement, fut toujours plein de delicatesse et doue
de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son
etat maladif, rendirent lamentables les dernieres annees du poete.
Frappe de paralysie generale, ayant perdu la memoire des mots, apres
une longue agonie, il s'eteignit a quarante-six ans. Sa mere et son ami
Charles Asselineau etaient a son chevet. Ses oeuvres lui ont survecu,
mais la place d'honneur qu'il meritait par son genie parmi les
romantiques ne lui fut vraiment accordee qu'a l'aube de ce siecle. On
l'avait tenu jusqu'alors pour un tres habile ciseleur de phrases, le
Benvenuto Cellini des vers, mais c'etait presque un incompris, un
nevrose.
Il commenca, dit-on, par etonner les sots, mais il devait etonner bien
davantage les gens d'esprit en laissant a la posterite ce livre
immortel: _les Fleurs du Mal. _
Henry FRICHET.
AU LECTEUR
La sottise, l'erreur, le peche, la lesine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos peches sont tetus, nos repentirs sont laches,
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiment dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismegiste
Qui berce longuement notre esprit enchante,
Et le riche metal de notre volonte
Est tout vaporise par ce savant chimiste.
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!
Aux objets repugnants nous trouvons des appas;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, a travers des tenebres qui puent.
Ainsi qu'un debauche pauvre qui baise et mange
Le sein martyrise d'une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
il se trouva desservi par sa fierte, sa delicatesse, par le meilleur de
lui-meme.
Baudelaire habitait dans l'ile Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
vieil et triste hotel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
nostalgiques. Il avait choisi la un appartement compose de plusieurs
pieces tres hautes de plafond et dont les fenetres s'ouvraient sur le
fleuve qui roule ses eaux glauques et indifferentes au milieu de la vie
morbide et fievreuse. Les pieces etaient tapissees d'un papier aux
larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles etaient
antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
invitaient a la reverie. Aux murs des lithographies et des tableaux
signes de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
alors, mais que se disputeraient aujourd'hui a coups de millions les
princes de la finance americaine.
Au temps de Baudelaire, c'est-a-dire vers le milieu du dix-neuvieme
siecle, l'ile Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
regnait a travers ses rues et ses quais a certaines villes de province
ou l'on va nu-tete chez le voisin, ou l'on s'attarde a bavarder au
seuil des maisons et a y prendre le frais par les beaux soirs d'ete a
l'heure ou la nuit tombe. Artistes et ecrivains allaient se dire
bonjour sans quitter leur costume d'interieur et flanaient en neglige
sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement deserts que
c'etait une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumiere.
Un jour, Baudelaire, coiffe uniquement de sa noire chevelure, prenait
un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de delicieuses
pommes de terre frites qu'il prenait une a une dans un cornet de
papier, lorsque vinrent a passer en caleche decouverte de tres grandes
dames amies de sa mere, l'ambassadrice, et qui s'amuserent beaucoup a
voir ainsi le poete picorer une nourriture aussi democratique. L'une
d'elles, une duchesse, fit arreter la voiture et appela Baudelaire.
--<< C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez la?
--Goutez, madame, dit le poete en faisant les honneurs de son cornet de
pommes de terre frites avec une grace supreme. >>
Et il les amusa si bien par ce regal inattendu et par sa conversation
qu'elles seraient restees la jusqu'a la fin du monde.
Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
salon d'une vieille parente a elle, lui demanda si elle n'aurait pas
l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.
--<< Non, madame, repondit finement le poete, car elles sont, en effet,
tres bonnes, mais seulement la premiere fois qu'on en mange. >>
Cette petite anecdote racontee par les historiens du poete est devenue
classique; mais nous n'avons pu resister au plaisir de la repeter ici.
Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissee par son pere
avait ete devoree rapidement, fut toujours plein de delicatesse et doue
de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son
etat maladif, rendirent lamentables les dernieres annees du poete.
Frappe de paralysie generale, ayant perdu la memoire des mots, apres
une longue agonie, il s'eteignit a quarante-six ans. Sa mere et son ami
Charles Asselineau etaient a son chevet. Ses oeuvres lui ont survecu,
mais la place d'honneur qu'il meritait par son genie parmi les
romantiques ne lui fut vraiment accordee qu'a l'aube de ce siecle. On
l'avait tenu jusqu'alors pour un tres habile ciseleur de phrases, le
Benvenuto Cellini des vers, mais c'etait presque un incompris, un
nevrose.
Il commenca, dit-on, par etonner les sots, mais il devait etonner bien
davantage les gens d'esprit en laissant a la posterite ce livre
immortel: _les Fleurs du Mal. _
Henry FRICHET.
AU LECTEUR
La sottise, l'erreur, le peche, la lesine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos peches sont tetus, nos repentirs sont laches,
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiment dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismegiste
Qui berce longuement notre esprit enchante,
Et le riche metal de notre volonte
Est tout vaporise par ce savant chimiste.
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!
Aux objets repugnants nous trouvons des appas;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, a travers des tenebres qui puent.
Ainsi qu'un debauche pauvre qui baise et mange
Le sein martyrise d'une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.