J'ai plus de
souvenirs
que si j'avais mille ans.
Baudelaire - Fleurs Du Mal
J'enlace et je berce son ame
Dans le reseau mobile et bleu
Qui monte de ma bouche en feu,
Et je roule un puissant dictame
Qui charme son coeur et guerit
De ses fatigues son esprit.
LA MUSIQUE
La musique souvent me prend comme une mer!
Vers ma pale etoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste ether,
Je mets a la voile;
La poitrine en avant et les poumons gonfles
Comme de la toile,
J'escalade le dos des flots amonceles
Que la nuit me voile;
Je sens vibrer en moi toutes les passions
D'un vaisseau qui souffre;
Le bon vent, la tempete et ses convulsions
Sur l'immense gouffre
Me bercent. --D'autres fois, calme plat, grand mimoir
De mon desespoir!
SEPULTURE D'UN POETE MAUDIT
Si par une nuit lourde et sombre
Un bon chretien, par charite,
Derriere quelque vieux decombre
Enterre votre corps vante,
A l'heure ou les chastes etoiles
Ferment leurs yeux appesantis,
L'araignee y fera ses toiles,
Et la vipere ses petits;
Vous entendrez toute l'annee
Sur votre tete condamnee
Les cris lamentables des loups
Et des sorcieres fameliques,
Les ebats des vieillards lubriques
Et les complots des noirs filous.
LE MORT JOYEUX
Dans une terre grasse et pleine d'escargots
Je veux creuser moi-meme une fosse profonde,
Ou je puisse a loisir etaler mes vieux os
Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde.
Je hais les testaments et je hais les tombeaux;
Plutot que d'implorer une larme du monde,
Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux
A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.
O vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
Voyez venir a vous un mort libre et joyeux;
Philosophes viveurs, fils de la pourriture,
A travers ma ruine allez donc sans remords,
Et dites-moi s'il est encor quelque torture
Pour ce vieux corps sans ame et mort parmi les morts?
LA CLOCHE FELEE
Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
D'ecouter pres du feu qui palpite et qui fume
Les souvenirs lointains lentement s'elever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgre sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidelement son cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!
Moi, mon ame est felee, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le rale epais d'un blesse qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.
SPLEEN
Pluviose, irrite contre la vie entiere,
De son urne a grands flots vers un froid tenebreux
Aux pales habitants du voisin cimetiere
Et la mortalite sur les faubourgs brumeux.
Mon chat sur le carreau cherchant une litiere
Agite sans repos son corps maigre et galeux;
L'ame d'un vieux poete erre dans la gouttiere
Avec la triste voix d'un fantome frileux.
Le bourdon se lamente, et la buche enfumee
Accompagne en fausset la pendule enrhumee,
Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,
Heritage fatal d'une vieille hydropique,
Le beau valet de coeur et la dame de pique
Causent sinistrement de leurs amours defunts.
J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble a tiroirs encombre de bilans,
De vers, de billets doux, de proces, de romances,
Avec de lourds cheveux roules dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
--Je suis un cimetiere abhorre de la lune,
Ou comme des remords se trainent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanees,
Ou git tout un fouillis de modes surannees,
Ou les pastels plaintifs et les pales Boucher,
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon debouche.
Rien n'egale en longueur les boiteuses journees,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses annees
L'ennui, fruit de la morne incuriosite,
Prend les proportions de l'immortalite.
--Desormais tu n'es plus, o matiere vivante!
Qu'un granit entoure d'une vague epouvante,
Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux!
Un vieux sphinx ignore du monde insoucieux,
Oublie sur la carte, et dont l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.
Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,
Riche, mais impuissant, jeune et pourtant tres vieux,
Qui, de ses precepteurs meprisant les courbettes,
S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres betes.
Rien ne peut l'egayer, ni gibier, ni faucon,
Ni son peuple mourant en face du balcon,
Du bouffon favori la grotesque ballade
Ne distrait plus le front de ce cruel malade;
Son lit fleurdelise se transforme en tombeau,
Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,
Ne savent plus trouver d'impudique toilette
Pour tirer un souris de ce jeune squelette.
Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu
De son etre extirper l'element corrompu,
Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent
Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,
Il n'a su rechauffer ce cadavre hebete
Ou coule au lieu de sang l'eau verte du Lethe.
Quand le ciel bas et lourd pese comme un couvercle
Sur l'esprit gemissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;
Quand la terre est changee en un cachot humide,
Ou l'Esperance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tete a des plafonds pourris;
Quand la pluie etalant ses immenses trainees
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infames araignees
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout a coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent a geindre opiniatrement.
--Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Defilent lentement dans mon ame; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crane incline plante son drapeau noir.
LE GOUT DU NEANT
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L'Espoir, dont l'eperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied a chaque obstacle butte.