A UNE PASSANTE
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Baudelaire - Fleurs Du Mal
Une, entre autres, a l'heure ou le soleil tombant
Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,
Pensive, s'asseyait a l'ecart sur un banc,
Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,
Dont les soldats parfois inondent nos jardins,
Et qui, dans ces soirs dor ou l'on se sent revivre,
Versent quelque heroisme au coeur des citadins.
Celle-la droite encor, fiere et sentant la regle,
Humait avidement ce chant vif et guerrier;
Son oeil parfois s'ouvrait comme l'oeil d'un vieil aigle;
Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier!
IV
Telles vous cheminez, stoiques et sans plaintes,
A travers le chaos des vivantes cites,
Meres au coeur saignant, courtisanes ou saintes,
Dont autrefois les noms par tous etaient cites.
Vous qui futes la grace ou qui futes la gloire,
Nul ne vous reconnait! un ivrogne incivil
Vous insulte en passant d'un amour derisoire;
Sur vos talons gambade un enfant lache et vil.
Honteuses d'exister, ombres ratatinees,
Peureuses, le dos bas, vous cotoyer les murs,
Et nul ne vous salue, etranges destinees!
Debris d'humanite pour l'eternite murs!
Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
L'oeil inquiet, fixe sur vos pas incertains,
Tout comme si j'etais votre pere, o merveille!
Je goute a votre insu des plaisirs clandestins:
Je vois s'epanouir vos passions novices;
Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus;
Mon coeur multiplie jouit de tous vos vices!
Mon ame resplendit de toutes vos vertus!
Ruines! ma famille! o cerveaux congeneres!
Je vous fais chaque soir un solennel adieu!
Ou serez-vous demain, Eves octogenaires,
Sur qui pese la griffe effroyable de Dieu?
A UNE PASSANTE
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balancant le feston et l'ourlet;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispe comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide ou germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un eclair. . . puis la nuit! --Fugitive beaute
Dont le regard m'a fait soudainement renaitre,
Ne te verrai-je plus que dans l'eternite?
Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! _jamais_ peut-etre!
Car j'ignore ou tu fuis, tu ne sais ou je vais,
O toi que j'eusse aimee, o toi qui le savais!
LE CREPUSCULE DU SOIR
Voici le soir charmant, ami du criminel;
Il vient comme un complice, a pas de loup; le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcove,
Et l'homme impatient se change en bete fauve.
O soir, aimable soir, desire par celui
Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui
Nous avons travaille! --C'est le soir qui soulage
Les esprits que devore une douleur sauvage,
Le savant obstine dont le front s'alourdit,
Et l'ouvrier courbe qui regagne son lit.
Cependant des demons malsains dans l'atmosphere
S'eveillent lourdement, comme des gens d'affaire,
Et cognent en volant les volets et l'auvent.