Les pieces etaient
tapissees
d'un papier aux
larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas.
larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas.
Baudelaire - Fleurs Du Mal
Et Banville ajoute: <<
Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand
fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui
disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est la
peut-etre le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles
detonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa
beaute; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et
s'etonne d'etre adoree au meme titre qu'une belle chatte. >>
Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beaute,
car depuis longtemps, peut-etre depuis toujours, il avait senti qu'il
etait seul aupres d'elle, que les hommes sont irrevocablement seuls.
Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous-
memes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois
sa sensibilite etait d'autant plus profonde qu'elle semblait moins
apparente. Rien ne la revelait. Il avait l'air froid, quelque peu
distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son
epaisse chevelure sombre, son elegance, son intelligence,
l'enchantement de sa voix chaude et bien timbree, plus encore que son
eloquence naturelle qui lui faisait developper des paradoxes avec une
magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnetisme personnel
qui se degageait de toutes les impressions refoulees au-dedans de lui,
le rendaient extremement seduisant. Helas! toutes ces belles qualites
ne le servirent point--du moins financierement--il ignorait l'art de
monnayer son genie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,
il se trouva desservi par sa fierte, sa delicatesse, par le meilleur de
lui-meme.
Baudelaire habitait dans l'ile Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
vieil et triste hotel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
nostalgiques. Il avait choisi la un appartement compose de plusieurs
pieces tres hautes de plafond et dont les fenetres s'ouvraient sur le
fleuve qui roule ses eaux glauques et indifferentes au milieu de la vie
morbide et fievreuse.
Les pieces etaient tapissees d'un papier aux
larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles etaient
antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
invitaient a la reverie. Aux murs des lithographies et des tableaux
signes de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
alors, mais que se disputeraient aujourd'hui a coups de millions les
princes de la finance americaine.
Au temps de Baudelaire, c'est-a-dire vers le milieu du dix-neuvieme
siecle, l'ile Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
regnait a travers ses rues et ses quais a certaines villes de province
ou l'on va nu-tete chez le voisin, ou l'on s'attarde a bavarder au
seuil des maisons et a y prendre le frais par les beaux soirs d'ete a
l'heure ou la nuit tombe. Artistes et ecrivains allaient se dire
bonjour sans quitter leur costume d'interieur et flanaient en neglige
sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement deserts que
c'etait une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumiere.
Un jour, Baudelaire, coiffe uniquement de sa noire chevelure, prenait
un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de delicieuses
pommes de terre frites qu'il prenait une a une dans un cornet de
papier, lorsque vinrent a passer en caleche decouverte de tres grandes
dames amies de sa mere, l'ambassadrice, et qui s'amuserent beaucoup a
voir ainsi le poete picorer une nourriture aussi democratique. L'une
d'elles, une duchesse, fit arreter la voiture et appela Baudelaire.
--<< C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez la?
--Goutez, madame, dit le poete en faisant les honneurs de son cornet de
pommes de terre frites avec une grace supreme. >>
Et il les amusa si bien par ce regal inattendu et par sa conversation
qu'elles seraient restees la jusqu'a la fin du monde.
Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
salon d'une vieille parente a elle, lui demanda si elle n'aurait pas
l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.
--<< Non, madame, repondit finement le poete, car elles sont, en effet,
tres bonnes, mais seulement la premiere fois qu'on en mange. >>
Cette petite anecdote racontee par les historiens du poete est devenue
classique; mais nous n'avons pu resister au plaisir de la repeter ici.
Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissee par son pere
avait ete devoree rapidement, fut toujours plein de delicatesse et doue
de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son
etat maladif, rendirent lamentables les dernieres annees du poete.
Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand
fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui
disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est la
peut-etre le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles
detonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa
beaute; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et
s'etonne d'etre adoree au meme titre qu'une belle chatte. >>
Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beaute,
car depuis longtemps, peut-etre depuis toujours, il avait senti qu'il
etait seul aupres d'elle, que les hommes sont irrevocablement seuls.
Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous-
memes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois
sa sensibilite etait d'autant plus profonde qu'elle semblait moins
apparente. Rien ne la revelait. Il avait l'air froid, quelque peu
distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son
epaisse chevelure sombre, son elegance, son intelligence,
l'enchantement de sa voix chaude et bien timbree, plus encore que son
eloquence naturelle qui lui faisait developper des paradoxes avec une
magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnetisme personnel
qui se degageait de toutes les impressions refoulees au-dedans de lui,
le rendaient extremement seduisant. Helas! toutes ces belles qualites
ne le servirent point--du moins financierement--il ignorait l'art de
monnayer son genie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,
il se trouva desservi par sa fierte, sa delicatesse, par le meilleur de
lui-meme.
Baudelaire habitait dans l'ile Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
vieil et triste hotel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
nostalgiques. Il avait choisi la un appartement compose de plusieurs
pieces tres hautes de plafond et dont les fenetres s'ouvraient sur le
fleuve qui roule ses eaux glauques et indifferentes au milieu de la vie
morbide et fievreuse.
Les pieces etaient tapissees d'un papier aux
larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles etaient
antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
invitaient a la reverie. Aux murs des lithographies et des tableaux
signes de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
alors, mais que se disputeraient aujourd'hui a coups de millions les
princes de la finance americaine.
Au temps de Baudelaire, c'est-a-dire vers le milieu du dix-neuvieme
siecle, l'ile Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
regnait a travers ses rues et ses quais a certaines villes de province
ou l'on va nu-tete chez le voisin, ou l'on s'attarde a bavarder au
seuil des maisons et a y prendre le frais par les beaux soirs d'ete a
l'heure ou la nuit tombe. Artistes et ecrivains allaient se dire
bonjour sans quitter leur costume d'interieur et flanaient en neglige
sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement deserts que
c'etait une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumiere.
Un jour, Baudelaire, coiffe uniquement de sa noire chevelure, prenait
un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de delicieuses
pommes de terre frites qu'il prenait une a une dans un cornet de
papier, lorsque vinrent a passer en caleche decouverte de tres grandes
dames amies de sa mere, l'ambassadrice, et qui s'amuserent beaucoup a
voir ainsi le poete picorer une nourriture aussi democratique. L'une
d'elles, une duchesse, fit arreter la voiture et appela Baudelaire.
--<< C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez la?
--Goutez, madame, dit le poete en faisant les honneurs de son cornet de
pommes de terre frites avec une grace supreme. >>
Et il les amusa si bien par ce regal inattendu et par sa conversation
qu'elles seraient restees la jusqu'a la fin du monde.
Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
salon d'une vieille parente a elle, lui demanda si elle n'aurait pas
l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.
--<< Non, madame, repondit finement le poete, car elles sont, en effet,
tres bonnes, mais seulement la premiere fois qu'on en mange. >>
Cette petite anecdote racontee par les historiens du poete est devenue
classique; mais nous n'avons pu resister au plaisir de la repeter ici.
Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissee par son pere
avait ete devoree rapidement, fut toujours plein de delicatesse et doue
de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son
etat maladif, rendirent lamentables les dernieres annees du poete.