SEMPER EADEM
<< D'ou vous vient, disiez-vous, cette tristesse etrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu?
<< D'ou vous vient, disiez-vous, cette tristesse etrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu?
Baudelaire - Fleurs Du Mal
Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le present le passe restaure!
Ainsi l'amant sur un corps adore
Du souvenir cueille la fleur exquise.
De ses cheveux elastiques et lourds,
Vivant sachet, encensoir de l'alcove,
Une senteur montait, sauvage et fauve,
Et des habits, mousseline ou velours,
Tout impregnes de sa jeunesse pure,
Se degageait un parfum de fourrure.
III
LE CADRE
Comme un beau cadre ajoute a la peinture,
Bien qu'elle soit d'un pinceau tres vante,
Je ne sais quoi d'etrange et d'enchante
En l'isolant de l'immense nature.
Ainsi bijoux, meubles, metaux, dorure,
S'adaptaient juste a sa rare beaute;
Rien n'offusquait sa parfaite clarte,
Et tout semblait lui servir de bordure.
Meme on eut dit parfois qu'elle croyait
Que tout voulait l'aimer; elle noyait
Dans les baisers du satin et du linge
Son beau corps nu, plein de frissonnements,
Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements,
Montrait la grace enfantine du singe.
IV
LE PORTRAIT
La Maladie et la Mort font des cendres
De tout le feu qui pour nous flamboya.
De ces grands yeux si fervents et si tendres,
De cette bouche ou mon coeur se noya,
De ces baisers puissants comme un dictame,
De ces transports plus vifs que des rayons.
Que reste-t-il? C'est affreux, o mon ame!
Rien qu'un dessin fort pale, aux trois crayons,
Qui, comme moi, meurt dans la solitude,
Et que le Temps, injurieux vieillard,
Chaque jour frotte avec son aile rude. . .
Noir assassin de la Vie et de l'Art,
Tu ne tueras jamais dans ma memoire
Celle qui fut mon plaisir et ma gloire!
Je te donne ces vers afin que, si mon nom
Aborde heureusement aux epoques lointaines
Et fait rever un soir les cervelles humaines,
Vaisseau favorise par un grand aquilon,
Ta memoire, pareille aux fables incertaines,
Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,
Et par un fraternel et mystique chainon
Reste comme pendue a mes rimes hautaines;
Etre maudit a qui de l'abime profond
Jusqu'au plus haut du ciel rien, hors moi, ne repond;
--O toi qui, comme une ombre a la trace ephemere,
Foules d'un pied leger et d'un regard serein
Les stupides mortels qui t'ont jugee amere,
Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain!
SEMPER EADEM
<< D'ou vous vient, disiez-vous, cette tristesse etrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu? >>
--Quand notre coeur a fait une fois sa vendange,
Vivre est un mal! C'est un secret de tous connu,
Une douleur tres simple et non mysterieuse,
Et, comme votre joie, eclatante pour tous.
Cessez donc de chercher, o belle curieuse!
Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous!
Taisez-vous, ignorante! ame toujours ravie!
Bouche au rire enfantin! Plus encore que la Vie,
La Mort nous tient souvent par des liens subtils.
Laissez, laissez mon coeur s'enivrer d'un _mensonge,_
Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,
Et sommeiller longtemps a l'ombre de vos cils!
TOUT ENTIERE
Le Demon, dans ma chambre haute,
Ce matin est venu me voir,
Et, tachant a me prendre en faute,
Me dit: << Je voudrais bien savoir,
Parmi toutes les belles choses
Dont est fait son enchantement,
Parmi les objets noirs ou roses
Qui composent son corps charmant,
Quel est le plus doux. >>--O mon ame!
Tu repondis a l'Abhorre:
<< Puisqu'en elle tout est dictame,
Rien ne peut etre prefere.
Lorsque tout me ravit, j'ignore
Si quelque chose me seduit.
Elle eblouit comme l'Aurore
Et console comme la Nuit;
Et l'harmonie est trop exquise,
Qui gouverne tout son beau corps,
Pour que l'impuissante analyse
En note les nombreux accords.
O metamorphose mystique
De tous mes sens fondus en un!