Et c'est depuis ce temps que Lesbos se
lamente!
Baudelaire - Fleurs Du Mal
--Lesbos ou les Phrynes l'une l'autre s'attirent.
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Qui font qu'a leurs miroirs, sterile volupte,
Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,
Caressent les fruits murs de leur nubilite,
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austere;
Tu tires ton pardon de l'exces des baisers,
Reine du doux empire, aimable et noble terre,
Et des raffinements toujours inepuises.
Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austere.
Tu tires ton pardon de l'eternel martyre
Inflige sans relache aux coeurs ambitieux
Qu'attire loin de nous le radieux sourire
Entrevue vaguement au bord des autres cieux;
Tu tires ton pardon de l'eternel martyre!
Qui des Dieux osera, Lesbos, etre ton juge,
Et condamner ton front pali dans les travaux,
Si ses balances d'or n'ont pese le deluge
De larmes qu'a la mer ont verse tes ruisseaux?
Qui des Dieux osera, Lesbos, etre ton juge?
Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?
Vierges au coeur sublime, honneur de l'archipel,
Votre religion comme une autre est auguste,
Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel!
--Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre
Pour chanter le secret de ses vierges en fleur,
Et je fus des l'enfance admis au noir mystere
Des rires effrenes meles au sombre pleur;,
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre,
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
Comme une sentinelle, a l'oeil percant et sur,
Qui guette nuit et jour brick, tartane ou fregate,
Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur,
--Et depuis lors je veille au sommet de Leucate
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,
Et parmi les sanglots dont le roc retentit
Un soir ramenera vers Lesbos qui pardonne
Le cadavre adore de Sapho qui partit
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!
De la male Sapho, l'amante et le poete,
Plus belle que Venus par ses mornes paleurs!
--L'oeil d'azur est vaincu par l'oeil noir que tachette
Le cercle tenebreux trace par les douleurs
De la male Sapho, l'amante et le poete!
--Plus belle que Venus se dressant sur le monde
Et versant les tresors de sa serenite
Et le rayonnement de sa jeunesse blonde
Sur le vieil Ocean de sa fille enchante;
Plus belle que Venus se dressant sur le monde!
--De Sapho qui mourut le jour de son blaspheme,
Quand, insultant le rite et le culte invente,
Elle fit son beau corps la pature supreme
D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiete
De Sapho qui mourut le jour de son blaspheme.
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,
Et, malgre les honneurs que lui rend l'univers,
S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente
Que poussent vers les deux ses rivages deserts.
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!
FEMMES DAMNEES
A la pale clarte des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout impregnes d'odeur,
Hippolyte revait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.
Elle cherchait d'un oeil trouble par la tempete
De sa naivete le ciel deja lointain,
Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tete
Vers les horizons bleus depasses le matin.
De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L'air brise, la stupeur, la morne volupte,
Ses bras vaincus, jetes comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beaute.
Etendue a ses pieds, calme et pleine de joie,
Delphine la couvait avec des yeux ardents,
Comme un animal fort qui surveille une proie,
Apres l'avoir d'abord marquee avec les dents.
Beaute forte a genoux devant la beaute frele,
Superbe, elle humait voluptueusement
Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle
Comme pour recueillir un doux remerciment.
Elle cherchait dans l'oeil de sa pale victime
Le cantique muet que chante le plaisir
Et cette gratitude infinie et sublime
Qui sort de la paupiere ainsi qu'un long soupir:
--<< Hippolyte, cher coeur, que dis-tu de ces choses?
Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir
L'holocauste sacre de tes premieres roses
Aux souffles violents qui pourraient les fletrir?
Mes baisers sont legers comme ces ephemeres
Qui caressent le soir les grands lacs transparents,
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornieres
Comme des chariots ou des socs dechirants;
Ils passeront sur toi comme un lourd attelage
De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitie. . .
Hippolyte, o ma soeur! tourne donc ton visage,
Toi, mon ame et mon coeur, mon tout et ma moitie,
Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'etoiles!
Pour un de ces regards charmants, baume divin,
Des plaisirs plus obscurs je leverai les voiles,
Et je t'endormirai dans un reve sans fin! >>
Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tete:
--<< Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,
Ma Delphine, je souffre et je suis inquiete,
Comme apres un nocturne et terrible repas.
Je sens fondre sur moi de lourdes epouvantes
Et de noirs bataillons de fantomes epars,
Qui veulent me conduire en des routes mouvantes
Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.