--D'autres fois, calme plat, grand mimoir
De mon desespoir!
De mon desespoir!
Baudelaire - Fleurs Du Mal
Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guerite,
Tenebreux, embusque, bande son arc fatal.
Je connais les engins de son vieil arsenal:
Crime, horreur et folie! --O pale marguerite!
Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal,
O ma si blanche, o ma si froide Marguerite?
TRISTESSE DE LA LUNE
Ce soir, la lune reve avec plus de paresse;
Ainsi qu'une beaute, sur de nombreux coussins,
Qui d'une main distraite et legere caresse,
Avant de s'endormir, le contour de ses seins,
Sur le dos satine des molles avalanches,
Mourante, elle se livre aux longues pamoisons,
Et promene ses yeux sur les visions blanches
Qui montent dans l'azur comme des floraisons.
Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,
Elle laisse filer une larme furtive,
Un poete pieux, ennemi du sommeil,
Dans le creux de sa main prend cette larme pale,
Aux reflets irises comme un fragment d'opale,
Et la met dans son coeur loin des yeux du soleil.
LES CHATS
Les amoureux fervents et les savants austeres
Aiment egalement dans leur mure saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sedentaires.
Amis de la science et de la volupte,
Ils cherchent le silence et l'horreur des tenebres;
L'Erebe les eut pris pour ses coursiers funebres,
S'ils pouvaient au servage incliner leur fierte.
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allonges au fond des solitudes,
Qui semblent s'endormir dans un reve sans fin;
Leurs reins feconds sont pleins d'etincelles magiques,
Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
LA PIPE
Je suis la pipe d'un auteur;
On voit, a contempler ma mine
D'Abyssienne ou de Cafrine,
Que mon maitre est un grand fumeur.
Quand il est comble de douleur,
Je fume comme la chaumine
Ou se prepare la cuisine
Pour le retour du laboureur.
J'enlace et je berce son ame
Dans le reseau mobile et bleu
Qui monte de ma bouche en feu,
Et je roule un puissant dictame
Qui charme son coeur et guerit
De ses fatigues son esprit.
LA MUSIQUE
La musique souvent me prend comme une mer!
Vers ma pale etoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste ether,
Je mets a la voile;
La poitrine en avant et les poumons gonfles
Comme de la toile,
J'escalade le dos des flots amonceles
Que la nuit me voile;
Je sens vibrer en moi toutes les passions
D'un vaisseau qui souffre;
Le bon vent, la tempete et ses convulsions
Sur l'immense gouffre
Me bercent.
--D'autres fois, calme plat, grand mimoir
De mon desespoir!
SEPULTURE D'UN POETE MAUDIT
Si par une nuit lourde et sombre
Un bon chretien, par charite,
Derriere quelque vieux decombre
Enterre votre corps vante,
A l'heure ou les chastes etoiles
Ferment leurs yeux appesantis,
L'araignee y fera ses toiles,
Et la vipere ses petits;
Vous entendrez toute l'annee
Sur votre tete condamnee
Les cris lamentables des loups
Et des sorcieres fameliques,
Les ebats des vieillards lubriques
Et les complots des noirs filous.
LE MORT JOYEUX
Dans une terre grasse et pleine d'escargots
Je veux creuser moi-meme une fosse profonde,
Ou je puisse a loisir etaler mes vieux os
Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde.
Je hais les testaments et je hais les tombeaux;
Plutot que d'implorer une larme du monde,
Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux
A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.
O vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
Voyez venir a vous un mort libre et joyeux;
Philosophes viveurs, fils de la pourriture,
A travers ma ruine allez donc sans remords,
Et dites-moi s'il est encor quelque torture
Pour ce vieux corps sans ame et mort parmi les morts?
LA CLOCHE FELEE
Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
D'ecouter pres du feu qui palpite et qui fume
Les souvenirs lointains lentement s'elever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgre sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidelement son cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!
Moi, mon ame est felee, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le rale epais d'un blesse qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.
SPLEEN
Pluviose, irrite contre la vie entiere,
De son urne a grands flots vers un froid tenebreux
Aux pales habitants du voisin cimetiere
Et la mortalite sur les faubourgs brumeux.
Mon chat sur le carreau cherchant une litiere
Agite sans repos son corps maigre et galeux;
L'ame d'un vieux poete erre dans la gouttiere
Avec la triste voix d'un fantome frileux.
Le bourdon se lamente, et la buche enfumee
Accompagne en fausset la pendule enrhumee,
Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,
Heritage fatal d'une vieille hydropique,
Le beau valet de coeur et la dame de pique
Causent sinistrement de leurs amours defunts.
J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble a tiroirs encombre de bilans,
De vers, de billets doux, de proces, de romances,
Avec de lourds cheveux roules dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
--Je suis un cimetiere abhorre de la lune,
Ou comme des remords se trainent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.