Je sais l'art d'evoquer les minutes
heureuses!
Baudelaire - Fleurs Du Mal
Et, des pieds jusques a la tete,
Un air subtil, un dangereux parfum
Nagent autour de son corps brun.
LE BALCON
Mere des souvenirs, maitresse des maitresses,
O toi, tous mes plaisirs, o toi, tous mes devoirs!
Tu te rappelleras la beaute des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mere des souvenirs, maitresse des maitresses!
Les soirs illumines par l'ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voiles de vapeurs roses;
Que ton sein m'etait doux! que ton coeur m'etait bon!
Nous avons dit souvent d'imperissables choses
Les soirs illumines par l'ardeur du charbon.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirees!
Que l'espace est profond! que le coeur est puissant!
En me penchant vers toi, reine des adorees,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirees!
La nuit s'epaississait ainsi qu'une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles
Et je buvais ton souffle, o douceur, o poison!
Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles,
La nuit s'epaississait ainsi qu'une cloison.
Je sais l'art d'evoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passe blotti dans tes genoux.
Car a quoi bon chercher tes beautes langoureuses
Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton coeur si doux?
Je sais l'art d'evoquer les minutes heureuses!
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaitront-ils d'un gouffre interdit a nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Apres s'etre laces au fond des mers profondes!
--O serments! o parfums! o baisers infinis!
LE POSSEDE
Le soleil s'est couvert d'un crepe. Comme lui,
O Lune de ma vie! emmitoufle-toi d'ombre;
Dors ou fume a ton gre; sois muette, sois sombre,
Et plonge tout entiere au gouffre de l'Ennui;
Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui,
Comme un astre eclipse qui sort de la penombre,
Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,
C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton etui!
Allume ta prunelle a la flamme des lustres!
Allume le desir dans les regards des rustres!
Tout de toi m'est plaisir, morbide ou petulant;
Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore;
Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant
Qui ne crie: _O mon cher Belzebuth, je t'adore! _
UN FANTOME
I
LES TENEBRES
Dans les caveaux d'insondable tristesse
Ou le Destin m'a deja relegue;
Ou jamais n'entre un rayon rose et gai;
Ou, seul avec la Nuit, maussade hotesse,
Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur
Condamne a peindre, helas! sur les tenebres;
Ou, cuisinier aux appetits funebres,
Je fais bouillir et je mange mon coeur,
Par instants brille, et s'allonge, et s'etale
Un spectre fait de grace et de splendeur:
A sa reveuse allure orientale,
Quand il atteint sa totale grandeur,
Je reconnais ma belle visiteuse:
C'est Elle! sombre et pourtant lumineuse.