Vous qui futes la grace ou qui futes la gloire,
Nul ne vous reconnait!
Nul ne vous reconnait!
Baudelaire - Fleurs Du Mal
--Avez-vous observe que maints cercueils de vieilles
Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?
La Mort savante met dans ces bieres pareilles
Un symbole d'un gout bizarre et captivant,
Et lorsque j'entrevois un fantome debile
Traversant de Paris le fourmillant tableau,
Il me semble toujours que cet etre fragile
S'en va tout doucement vers un nouveau berceau;
A moins que, meditant sur la geometrie,
Je ne cherche, a l'aspect de ces membres discords,
Combien de fois il faut que l'ouvrier varie
La forme de la boite ou l'on met tous ces corps.
--Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,
Des creusets qu'un metal refroidi pailleta. . .
Ces yeux mysterieux ont d'invincibles charmes
Pour celui que l'austere Infortune allaita!
II
De l'ancien Frascati Vestale enamouree;
Pretresse de Thalie, helas! dont le souffleur
Defunt, seul, sait le nom; celebre evaporee
Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,
Toutes m'enivrent! mais parmi ces etres freles
Il en est qui, faisant de la douleur un miel,
Ont dit au Devouement qui leur pretait ses ailes:
<< Hippogriffe puissant, mene-moi jusqu'au ciel! >>
L'une, par sa patrie au malheur exercee,
L'autre, que son epoux surchargea de douleurs,
L'autre, par son enfant Madone transpercee,
Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!
III
Ah! que j'en ai suivi, de ces petites vieilles!
Une, entre autres, a l'heure ou le soleil tombant
Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,
Pensive, s'asseyait a l'ecart sur un banc,
Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,
Dont les soldats parfois inondent nos jardins,
Et qui, dans ces soirs dor ou l'on se sent revivre,
Versent quelque heroisme au coeur des citadins.
Celle-la droite encor, fiere et sentant la regle,
Humait avidement ce chant vif et guerrier;
Son oeil parfois s'ouvrait comme l'oeil d'un vieil aigle;
Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier!
IV
Telles vous cheminez, stoiques et sans plaintes,
A travers le chaos des vivantes cites,
Meres au coeur saignant, courtisanes ou saintes,
Dont autrefois les noms par tous etaient cites.
Vous qui futes la grace ou qui futes la gloire,
Nul ne vous reconnait! un ivrogne incivil
Vous insulte en passant d'un amour derisoire;
Sur vos talons gambade un enfant lache et vil.
Honteuses d'exister, ombres ratatinees,
Peureuses, le dos bas, vous cotoyer les murs,
Et nul ne vous salue, etranges destinees!
Debris d'humanite pour l'eternite murs!
Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
L'oeil inquiet, fixe sur vos pas incertains,
Tout comme si j'etais votre pere, o merveille!
Je goute a votre insu des plaisirs clandestins:
Je vois s'epanouir vos passions novices;
Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus;
Mon coeur multiplie jouit de tous vos vices!
Mon ame resplendit de toutes vos vertus!
Ruines! ma famille! o cerveaux congeneres!
Je vous fais chaque soir un solennel adieu!
Ou serez-vous demain, Eves octogenaires,
Sur qui pese la griffe effroyable de Dieu?
A UNE PASSANTE
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balancant le feston et l'ourlet;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispe comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide ou germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un eclair.