Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour engendrer ma vie et pour me donner l'ame;
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,
Car j'eprouve une joie immense quand je tombe
Dans le gosier d'un homme use par ses travaux,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe
Ou je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour engendrer ma vie et pour me donner l'ame;
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,
Car j'eprouve une joie immense quand je tombe
Dans le gosier d'un homme use par ses travaux,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe
Ou je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.
Baudelaire - Fleurs Du Mal
Je sais qu'il est des yeux, des plus melancoliques,
Qui ne recelent point de secrets precieux;
Beaux ecrins sans joyaux, medaillons sans reliques,
Plus vides, plus profonds que vous-memes, o Cieux!
Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,
Pour rejouir un coeur qui fuit la verite?
Qu'importe ta betise ou ton indifference?
Masque ou decor, salut! J'adore ta beaute.
Je n'ai pas oublie, voisine de la ville,
Notre blanche maison, petite mais tranquille,
Sa Pomone de platre et sa vieille Venus
Dans un bosquet chetif cachant leurs membres nus;
Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,
Qui, derriere la vitre ou se brisait sa gerbe,
Semblait, grand oeil ouvert dans le ciel curieux,
Contempler nos diners longs et silencieux,
Repandant largement ses beaux reflets de cierge
Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.
La servante au grand coeur dont vous etiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, emondeur des vieux arbres,
Son vent melancolique a, l'entour de leurs marbres,
Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, devores de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes geles travailles par le ver,
Ils sentent s'egoutter les neiges de l'hiver
Et le siecle couler, sans qu'amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent a leur grille.
Lorsque la buche siffle et chante, si le soir,
Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir,
Si, par une nuit bleue et froide de decembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
Grave, et venant du fond de son lit eternel
Couver l'enfant grandi de son oeil maternel,
Que pourrais-je repondre a cette ame pieuse
Voyant tomber des pleurs de sa paupiere creuse?
BRUMES ET PLUIES
O fins d'automne, hivers, printemps trempes de boue,
Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue
D'envelopper ainsi mon coeur et mon cerveau
D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.
Dans cette grande plaine ou l'autan froid se joue,
Ou par les longues nuits la girouette s'enroue,
Mon ame mieux qu'au temps du tiede renouveau
Ouvrira largement ses ailes de corbeau.
Rien n'est plus doux au coeur plein de choses funebres,
Et sur qui des longtemps descendent les frimas,
O blafardes saisons, reines de nos climats!
Que l'aspect permanent de vos pales tenebres,
--Si ce n'est par un soir sans lune, deux a deux,
D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.
LE VIN
L'AME DU VIN
Un soir, l'ame du vin chantait dans les bouteilles:
<< Homme, vers toi je pousse, o cher desherite,
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
Un chant plein de lumiere et de fraternite!
Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour engendrer ma vie et pour me donner l'ame;
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,
Car j'eprouve une joie immense quand je tombe
Dans le gosier d'un homme use par ses travaux,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe
Ou je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.
Entends-tu retentir les refrains des dimanches
Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?
Les coudes sur la table et retroussant tes manches,
Tu me glorifieras et tu seras content:
J'allumerai les yeux de ta femme ravie;
A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
Et serai pour ce frele athlete de la vie
L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.
En toi je tomberai, vegetale ambroisie,
Grain precieux jete par l'eternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poesie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur! >>
LE VIN DES CHIFFONNIERS
Souvent, a la clarte rouge d'un reverbere
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre.
Au coeur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux,
Ou l'humanite grouille en ferments orageux,
On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tete,
Buttant, et se cognant aux murs comme un poete,
Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Epanche tout son coeur en glorieux projets.
Il prete des serments, dicte des lois sublimes,
Terrasse les mechants, releve les victimes,
Et sous le firmament comme un dais suspendu
S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.
Oui, ces gens harceles de chagrins de menage,
Moulus par le travail et tourmentes par l'age,
Ereintes et pliant sous un tas de debris,
Vomissement confus de l'enorme Paris,
Reviennent, parfumes d'une odeur de futailles,
Suivis de compagnons blanchis dans les batailles,
Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux!
Les bannieres, les fleurs et les arcs triomphaux
Se dressent devant eux, solennelle magie!
Et dans l'etourdissante et lumineuse orgie
Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour!
C'est ainsi qu'a travers l'Humanite frivole
Le vin roule de l'or, eblouissant Pactole;
Par le gosier de l'homme il chante ses exploits
Et regne par ses dons ainsi que les vrais rois.
Pour noyer la rancoeur et bercer l'indolence
De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
Dieu, touche de remords, avait fait le sommeil;
L'Homme ajouta le Vin, fils sacre du Soleil!
LE VIN DE L'ASSASSIN
Ma femme est morte, je suis libre!
Je puis donc boire tout mon soul.
Lorsque je rentrais sans un sou,
Ses cris me dechiraient la fibre.
Autant qu'un roi je suis heureux;
L'air est pur, le ciel admirable.