Tout son
dandysme
fut fait de ce splendide isolement.
Baudelaire - Fleurs Du Mal
Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouve dans ses
papiers le brouillon de divers projets de prefaces qu'il abandonna lors
de la reimpression a la fois diminuee et augmentee des _Fleurs du
Mal_ en 1861. Cette mutilation de sa pensee par autorite de justice
avait eu pour resultat de rendre les directeurs de journaux et de
revues tres mefiants a son egard, lorsqu'il leur presentait quelques
pages de prose ou des poesies nouvelles; sa situation pecuniaire s'en
ressentit. Il travaillait lentement, a ses heures, toujours preoccupe
d'atteindre l'ideale perfection et ne traitant d'ailleurs que des
sujets auxquels le grand public etait alors (encore plus
qu'aujourd'hui) completement etranger.
Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils
academiques laisses vacants par la mort de Scribe et du Pere
Lacordaire, il etait, dans sa pensee, de protester ainsi contre la
condamnation des _Fleurs du Mal. _ L'insucces de Baudelaire a
l'Academie n'etait pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de
Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillerent de se desister, ce qu'il fit
d'ailleurs en des termes dont on apprecia la modestie et la convenance.
On a beaucoup parle de la vie douloureuse de Baudelaire: manque
d'argent, sante precaire, absence de tendresse feminine, car sa
maitresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son <<
vase de tristesse >>, n'etait qu'une sotte dont le coeur et la pensee
etaient loin de lui. Son seul esprit, son mechant esprit etait de
tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle etait
charmante, nous dit Theodore de Banville, << elle portait bien sa brune
tete ingenue et superbe, couronnee d'une chevelure violemment crespelee
et dont la demarche de reine pleine d'une grace farouche, avait a la
fois quelque chose de divin et de bestial >>. Et Banville ajoute: <<
Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand
fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui
disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est la
peut-etre le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles
detonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa
beaute; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et
s'etonne d'etre adoree au meme titre qu'une belle chatte. >>
Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beaute,
car depuis longtemps, peut-etre depuis toujours, il avait senti qu'il
etait seul aupres d'elle, que les hommes sont irrevocablement seuls.
Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous-
memes.
Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois
sa sensibilite etait d'autant plus profonde qu'elle semblait moins
apparente. Rien ne la revelait. Il avait l'air froid, quelque peu
distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son
epaisse chevelure sombre, son elegance, son intelligence,
l'enchantement de sa voix chaude et bien timbree, plus encore que son
eloquence naturelle qui lui faisait developper des paradoxes avec une
magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnetisme personnel
qui se degageait de toutes les impressions refoulees au-dedans de lui,
le rendaient extremement seduisant. Helas! toutes ces belles qualites
ne le servirent point--du moins financierement--il ignorait l'art de
monnayer son genie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,
il se trouva desservi par sa fierte, sa delicatesse, par le meilleur de
lui-meme.
Baudelaire habitait dans l'ile Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
vieil et triste hotel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
nostalgiques. Il avait choisi la un appartement compose de plusieurs
pieces tres hautes de plafond et dont les fenetres s'ouvraient sur le
fleuve qui roule ses eaux glauques et indifferentes au milieu de la vie
morbide et fievreuse. Les pieces etaient tapissees d'un papier aux
larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles etaient
antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
invitaient a la reverie. Aux murs des lithographies et des tableaux
signes de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
alors, mais que se disputeraient aujourd'hui a coups de millions les
princes de la finance americaine.
Au temps de Baudelaire, c'est-a-dire vers le milieu du dix-neuvieme
siecle, l'ile Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
regnait a travers ses rues et ses quais a certaines villes de province
ou l'on va nu-tete chez le voisin, ou l'on s'attarde a bavarder au
seuil des maisons et a y prendre le frais par les beaux soirs d'ete a
l'heure ou la nuit tombe. Artistes et ecrivains allaient se dire
bonjour sans quitter leur costume d'interieur et flanaient en neglige
sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement deserts que
c'etait une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumiere.