--Fugitive beaute
Dont le regard m'a fait soudainement renaitre,
Ne te verrai-je plus que dans l'eternite?
Dont le regard m'a fait soudainement renaitre,
Ne te verrai-je plus que dans l'eternite?
Baudelaire - Fleurs Du Mal
Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
L'oeil inquiet, fixe sur vos pas incertains,
Tout comme si j'etais votre pere, o merveille!
Je goute a votre insu des plaisirs clandestins:
Je vois s'epanouir vos passions novices;
Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus;
Mon coeur multiplie jouit de tous vos vices!
Mon ame resplendit de toutes vos vertus!
Ruines! ma famille! o cerveaux congeneres!
Je vous fais chaque soir un solennel adieu!
Ou serez-vous demain, Eves octogenaires,
Sur qui pese la griffe effroyable de Dieu?
A UNE PASSANTE
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balancant le feston et l'ourlet;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispe comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide ou germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un eclair. . . puis la nuit!
--Fugitive beaute
Dont le regard m'a fait soudainement renaitre,
Ne te verrai-je plus que dans l'eternite?
Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! _jamais_ peut-etre!
Car j'ignore ou tu fuis, tu ne sais ou je vais,
O toi que j'eusse aimee, o toi qui le savais!
LE CREPUSCULE DU SOIR
Voici le soir charmant, ami du criminel;
Il vient comme un complice, a pas de loup; le ciel
Se ferme lentement comme une grande alcove,
Et l'homme impatient se change en bete fauve.
O soir, aimable soir, desire par celui
Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui
Nous avons travaille! --C'est le soir qui soulage
Les esprits que devore une douleur sauvage,
Le savant obstine dont le front s'alourdit,
Et l'ouvrier courbe qui regagne son lit.
Cependant des demons malsains dans l'atmosphere
S'eveillent lourdement, comme des gens d'affaire,
Et cognent en volant les volets et l'auvent.
A travers les lueurs que tourmente le vent
La Prostitution s'allume dans les rues;
Comme une fourmiliere elle ouvre ses issues;
Partout elle se fraye un occulte chemin,
Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main;
Elle remue au sein de la cite de fange
Comme un ver qui derobe a l'Homme ce qu'il mange.
On entend ca et la les cuisines siffler,
Les theatres glapir, les orchestres ronfler;
Les tables d'hote, dont le jeu fait les delices,
S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices,
Et les voleurs, qui n'ont ni treve ni merci,
Vont bientot commencer leur travail, eux aussi,
Et forcer doucement les portes et les caisses
Pour vivre quelques jours et vetir leurs maitresses.
Recueille-toi, mon ame, en ce grave moment,
Et ferme ton oreille a ce rugissement.
C'est l'heure ou les douleurs des malades s'aigrissent!
La sombre Nuit les prend a la gorge; ils finissent
Leur destinee et vont vers le gouffre commun;
L'hopital se remplit de leurs soupirs. --Plus d'un
Ne viendra plus chercher la soupe parfumee,
Au coin du feu, le soir, aupres d'une ame aimee.
Encore la plupart n'ont-ils jamais connu
La douceur du foyer et n'ont jamais vecu!