Hymne profond,
delicieux!
Baudelaire - Fleurs Du Mal
L'EXAMEN DE MINUIT
La pendule, sonnant minuit,
Ironiquement nous engage
A nous rappeler quel usage
Nous fimes du jour qui s'enfuit:
--Aujourd'hui, date fatidique,
Vendredi, treize, nous avons,
Malgre tout ce que nous savons,
Mene le train d'un heretique.
Nous avons blaspheme Jesus,
Des Dieux le plus incontestable!
Comme un parasite a la table
De quelque monstrueux Cresus,
Nous avons, pour plaire a la brute,
Digne vassale des Demons,
Insulte ce que nous aimons
Et flatte ce qui nous rebute;
Contriste, servile bourreau,
Le faible qu'a tort on meprise;
Salue l'enorme Betise,
La Betise au front de taureau;
Baise la stupide Matiere
Avec grande devotion,
Et de la putrefaction
Beni la blafarde lumiere.
Enfin, nous avons, pour noyer
Le vertige dans le delire,
Nous, pretre orgueilleux de la Lyre,
Dont la gloire est de deployer
L'ivresse des choses funebres,
Bu sans soif et mange sans faim! . . .
--Vite soufflons la lampe, afin
De nous cacher dans les tenebres!
MADRIGAL TRISTE
Que m'importe que tu sois sage?
Sois belle! et sois triste! Les pleurs
Ajoutent un charme au visage,
Comme le fleuve au paysage;
L'orage rajeunit les fleurs.
Je t'aime surtout quand la joie
S'enfuit de ton front terrasse;
Quand ton coeur dans l'horreur se noie;
Quand sur ton present se deploie
Le nuage affreux du passe.
Je t'aime quand ton grand oeil verse
Une eau chaude comme le sang;
Quand, malgre ma main qui te berce,
Ton angoisse, trop lourde, perce
Comme un rale d'agonisant.
J'aspire, volupte divine!
Hymne profond, delicieux!
Tous les sanglots de ta poitrine,
Et crois que ton coeur s'illumine
Des perles que versent tes yeux!
Je sais que ton coeur, qui regorge
De vieux amours deracines,
Flamboie encor comme une forge,
Et que tu couves sous ta gorge
Un peu de l'orgueil des damnes;
Mais tant, ma chere, que tes reves
N'auront pas reflete l'Enfer,
Et qu'en un cauchemar sans treves,
Songeant de poisons et de glaives,
Eprise de poudre et de fer,
N'ouvrant a chacun qu'avec crainte,
Dechiffrant le malheur partout,
Te convulsant quand l'heure tinte,
Tu n'auras pas senti l'etreinte
De l'irresistible Degout,
Tu ne pourras, esclave reine
Qui ne m'aimes qu'avec effroi,
Dans l'horreur de la nuit malsaine
Me dire, l'ame de cris pleine:
<< Je suis ton egale, o mon Roi! >>
L'AVERTISSEUR
Tout homme digne de ce nom
A dans le coeur un Serpent jaune,
Installe comme sur un trone,
Qui, s'il dit: << Je veux! >> repond: << Non! >>
Plonge tes yeux dans les yeux fixes
Des Satyresses ou des Nixes,
La Dent dit: << Pense a ton devoir! >>
Fais des enfants, plante des arbres >>.
Polis des vers, sculpte des marbres,
La Dent dit: << Vivras-tu ce soir? >>
Quoi qu'il ebauche ou qu'il espere,
L'homme ne vit pas un moment
Sans subir l'avertissement
De l'insupportable Vipere.
A UNE MALABARAISE
Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche
Est large a faire envie a la plus belle blanche;
A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;
Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair
Aux pays chauds et bleus ou ton Dieu t'a fait naitre,
Ta tache est d'allumer la pipe de ton maitre,
De pourvoir les flacons d'eaux fraiches et d'odeurs,
De chasser loin du lit les moustiques rodeurs,
Et, des que le matin fait chanter les platanes,
D'acheter au bazar ananas et bananes.
Tout le jour, ou tu veux, tu menes tes pieds nus,
Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;
Et quand descend le soir au manteau d'ecarlate,
Tu poses doucement ton corps sur une natte,
Ou tes reves flottants sont pleins de colibris,
Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.
Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,
Ce pays trop peuple que fauche la souffrance,
Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,
Faire de grands adieux a tes chers tamarins?
Toi, vetue a moitie de mousselines freles,
Frissonnante la-bas sous la neige et les greles,
Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,
Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,
Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges
Et vendre le parfum de tes charmes etranges,
L'oeil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,
Des cocotiers absents les fantomes epars!
LA VOIX
Mon berceau s'adossait a la bibliotheque,
Babel sombre, ou roman, science, fabliau,
Tout, la cendre latine et la poussiere grecque,
Se melaient. J'etais haut comme un in-folio.
Deux voix me parlaient.