Sans mors, sans eperons, sans bride,
Partons a cheval sur le vin
Pour un ciel feerique et divin!
Partons a cheval sur le vin
Pour un ciel feerique et divin!
Baudelaire - Fleurs Du Mal
--L'horrible soif qui me dechire
Aurait besoin pour s'assouvir
D'autant de vin qu'en peut tenir
Son tombeau;--ce n'est pas peu dire
Je l'ai jetee au fond d'un puits,
Et j'ai meme pousse sur elle
Tous les paves de la margelle.
--Je l'oublierai si je le puis!
Au nom des serments de tendresse,
Dont rien ne peut nous delier,
Et pour nous reconcilier
Comme au beau temps de notre ivresse,
J'implorai d'elle un rendez-vous,
Le soir, sur une route obscure,
Elle y vint! folle creature!
--Nous sommes tous plus ou moins fous!
Elle etait encore jolie,
Quoique bien fatiguee! et moi,
Je l'aimai trop;--voila pourquoi
Je lui dis: sors de cette vie!
Nul ne peut me comprendre. Un seul
Parmi ces ivrognes stupides
Songea-t-il dans ses nuits morbides
A faire du vin un linceul?
Cette crapule invulnerable
Comme les machines de fer,
Jamais, ni l'ete ni l'hiver,
N'a connu l'amour veritable,
Avec ses noirs enchantements,
Son cortege infernal d'alarmes,
Ses fioles de poison, ses larmes,
Ses bruits de chaine et d'ossements!
--Me voila libre et solitaire!
Je serai ce soir ivre-mort;
Alors, sans peur et sans remord,
Je me coucherai sur la terre,
Et je dormirai comme un chien.
Le chariot aux lourdes roues
Charge de pierres et de boues,
Le wagon enraye peut bien
Ecraser ma tete coupable,
Ou me couper par le milieu,
Je m'en moque comme de Dieu,
Du Diable ou de la Sainte Table!
LE VIN DU SOLITAIRE
Le regard singulier d'une femme galante
Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc
Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,
Quand elle y veux baigner sa beaute nonchalante,
Le dernier sac d'ecus dans les doigts d'un joueur,
Un baiser libertin de la maigre Adeline,
Les sons d'une musique enervante et caline,
Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,
Tout cela ne vaut pas, o bouteille profonde,
Les baumes penetrants que ta panse feconde
Garde au coeur altere du poete pieux;
Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,
--Et l'orgueil, ce tresor de toute gueuserie,
Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.
LE VIN DES AMANTS
Aujourd'hui l'espace est splendide!
Sans mors, sans eperons, sans bride,
Partons a cheval sur le vin
Pour un ciel feerique et divin!
Comme deux anges que torture
Une implacable calenture,
Dans le bleu cristal du matin
Suivons le mirage lointain!
Mollement balances sur l'aile
Du tourbillon intelligent,
Dans un delire parallele,
Ma soeur, cote a cote nageant,
Nous fuirons sans repos ni treves
Vers le paradis de mes reves!
UNE MARTYRE
DESSIN D'UN MAITRE INCONNU
Au milieu des flacons, des etoffes lamees
Et des meubles voluptueux,
Des marbres, des tableaux, des robes parfumees
Qui trament a plis sompteux,
Dans une chambre tiede ou, comme en une serre,
L'air est dangereux et fatal,
Ou des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre,
Exhalent leur soupir final,
Un cadavre sans tete epanche, comme un fleuve,
Sur l'oreiller desaltere
Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve
Avec l'avidite d'un pre.
Semblable aux visions pales qu'enfante l'ombre
Et qui nous enchainent les yeux,
La tete, avec l'amas de sa criniere sombre
Et de ses bijoux precieux,
Sur la table de nuit, comme une renoncule,
Repose, et, vide de pensers,
Un regard vague et blanc comme le crepuscule
S'echappe des yeux revulses.
Sur le lit, le tronc nu sans scrupule etale
Dans le plus complet abandon
La secrete splendeur et la beaute fatale
Dont la nature lui fit don;
Un bas rosatre, orne de coins d'or, a la jambe
Comme un souvenir est reste;
La jarretiere, ainsi qu'un oeil secret qui flambe,
Darde un regard diamante.
Le singulier aspect de cette solitude
Et d'un grand portrait langoureux,
Aux yeux provocateurs comme son attitude,
Revele un amour tenebreux,
Une coupable joie et des fetes etranges
Pleines de baisers infernaux.
Dont se rejouissait l'essaim de mauvais anges
Nageant dans les plis des rideaux;
Et cependant, a voir la maigreur elegante
De l'epaule au contour heurte,
La hanche un peu pointue et la taille fringante
Ainsi qu'an reptile irrite,
Elle est bien jeune encor! --Son ame exasperee
Et ses sens par l'ennui mordus
S'etaient-ils entr'ouverts a la meute alteree
Des desirs errants et perdus?
L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,
Malgre tant d'amour, assouvir,
Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante
L'immensite de son desir?
Reponds, cadavre impur! et par tes tresses roides
Te soulevant d'un bras fievreux,
Dis-moi, tete effrayante, as-tu sur tes dents froides,
Colle les supremes adieux?
--Loin du monde railleur, loin de la foule impure,
Loin des magistrats curieux,
Dors en paix, dors en paix, etrange creature,
Dans ton tombeau mysterieux;
Ton epoux court le monde, et ta forme immortelle
Veille pres de lui quand il dort;
Autant que toi sans doute il te sera fidele,
Et constant jusques a la mort.
FEMMES DAMNEES
Comme un betail pensif sur le sable couchees,
Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,
Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochees
Ont de douces langueurs et des frissons amers:
Les unes, coeurs epris des longues confidences,
Dans le fond des bosquets ou jasent les ruisseaux,
Vont epelant l'amour des craintives enfances
Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux;
D'autres, comme des soeurs, marchent lentes et graves
A travers les rochers pleins d'apparitions,
Ou saint Antoine a vu surgir comme des laves
Les seins nus et pourpres de ses tentations;
Il en est, aux lueurs des resines croulantes,
Qui dans le creux muet des vieux antres paiens
T'appellent au secours de leurs fievres hurlantes,
O Bacchus, endormeur des remords anciens!
Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires,
Qui, recelant un fouet sous leurs longs vetements,
Melent dans le bois sombre et les nuits solitaires
L'ecume du plaisir aux larmes des tourments.
O vierges, o demons, o monstres, o martyres,
De la realite grands esprits contempteurs,
Chercheuses d'infini, devotes et satyres,
Tantot pleines de cris, tantot pleines de pleurs,
Vous que dans votre enfer mon ame a poursuivies,
Pauvres soeurs, je vous aime autant que je vous plains,
Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,
Et les urnes d'amour dont vos grands coeurs sont pleins!