Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,
Chantes des _Te Deum_ auxquels tu ne crois guere,
Ou, saltimbanque a jeun, etaler les appas
Et ton rire trempe de pleurs qu'on ne voit pas,
Pour faire epanouir la rate du vulgaire.
Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,
Chantes des _Te Deum_ auxquels tu ne crois guere,
Ou, saltimbanque a jeun, etaler les appas
Et ton rire trempe de pleurs qu'on ne voit pas,
Pour faire epanouir la rate du vulgaire.
Baudelaire - Fleurs Du Mal
A peine les ont-ils deposes sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons trainer a cote d'eux.
Ce voyageur aile, comme il est gauche et veule!
Lui, naguere si beau, qu'il est comique et laid!
L'un agace son bec avec un brule-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!
Le Poete est semblable au prince des nuees
Qui hante la tempete et se rit de l'archer;
Exile sur le sol au milieu des huees,
Ses ailes de geant l'empechent de marcher.
ELEVATION
Au-dessus des etangs, au-dessus des vallees,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par dela le soleil, par dela les ethers,
Par dela les confins des spheres etoilees,
Mon esprit, tu te meus avec agilite,
Et, comme un bon nageur qui se pame dans l'onde,
Tu sillonnes gaiment l'immensite profonde
Avec une indicible et male volupte.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l'air superieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derriere les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'elancer vers les champs lumineux et sereins!
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
--Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes!
LES PHARES
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraiche ou l'on ne peut aimer,
Mais ou la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;
Leonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Ou des anges charmants, avec un doux souris
Tout charge de mystere, apparaissent a l'ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;
Rembrandt, triste hopital tout rempli de murmures,
Et d'un grand crucifix decore seulement,
Ou la priere en pleurs s'exhale des ordures,
Et d'un rayon d'hiver traverse brusquement;
Michel-Ange, lieu vague ou l'on voit des Hercules
Se meler a des Christ, et se lever tout droits
Des fantomes puissants, qui dans les crepuscules
Dechirent leur suaire en etirant leurs doigts;
Coleres de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beaute des goujats,
Grand coeur gonfle d'orgueil, homme debile et jaune,
Puget, melancolique empereur des forcats;
Watteau, ce carnaval ou bien des coeurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Decors frais et legers eclaires par des lustres
Qui versent la folie a ce bal tournoyant;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
Pour tenter les Demons ajustant bien leurs bas;
Delacroix, lac de sang hante des mauvais anges,
Ombrage par un bois de sapin toujours vert,
Ou, sous un ciel chagrin, des fanfares etranges
Passent, comme un soupir etouffe de Weber;
Ces maledictions, ces blasphemes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces _Te Deum,_
Sont un echo redit par mille labyrinthes;
C'est pour les coeurs mortels un divin opium.
C'est un cri repete par mille sentinelles,
Un ordre renvoye par mille porte-voix;
C'est un phare allume sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur temoignage
Que nous puissions donner de notre dignite
Que cet ardent sanglot qui roule d'age en age
Et vient mourir au bord de votre eternite!
LA MUSE VENALE
O Muse de mon coeur, amante des palais,
Auras-tu, quand Janvier lachera ses Borees,
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirees,
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?
Ranimeras-tu donc tes epaules marbrees
Aux nocturnes rayons qui percent les volets?
Sentant ta bourse a sec autant que ton palais,
Recolteras-tu l'or des voutes azurees?
Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,
Chantes des _Te Deum_ auxquels tu ne crois guere,
Ou, saltimbanque a jeun, etaler les appas
Et ton rire trempe de pleurs qu'on ne voit pas,
Pour faire epanouir la rate du vulgaire.
L'ENNEMI
Ma jeunesse ne fut qu'un tenebreux orage,
Traverse ca et la par de brillants soleils;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voila que j'ai touche l'automne des idees,
Et qu'il faut employer la pelle et les rateaux
Pour rassembler a neuf les terres inondees,
Ou l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je reve
Trouveront dans ce sol lave comme une greve
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?
--O douleur! o douleur! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croit et se fortifie!
LA VIE ANTERIEURE
J'ai longtemps habite sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
Melaient d'une facon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflete par mes yeux.
C'est la que j'ai vecu dans les voluptes calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout impregnes d'odeurs,
Qui me rafraichissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin etait d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
BOHEMIENS EN VOYAGE
La tribu prophetique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant a leurs fiers appetits
Le tresor toujours pret des mamelles pendantes.
Les hommes vont a pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots ou les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimeres absentes.
Du fond de son reduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson;
Cybele, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le desert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des tenebres futures.
L'HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu cheriras la mer!
La mer est ton miroir; tu contemples ton ame
Dans le deroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais a plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.